par bernard fauchille

Le travail de René Barreau se développe depuis plus de vingt ans. C’est dire qu’il ne s’agit nullement de fantaisies, au gré de l’inspiration, ou des caprices de la Muse. Cette production discrète, qui évite les pièges du dilettantisme, voit le jour non pas selon un développement permanent, quotidien, mais par étapes entrecoupées de pauses irrégulières. Les hasards de l’existence, la difficulté de se consacrer à la peinture de façon continue, linéaire, ont été contrebalancées par la réalisation d’oeuvres, qui sont autant de preuves, de jalons, d’une recherche permanente, et d’une constante sensibilité aux problèmes plastiques contemporains. Certes, être assistant de François Morellet (de 1970 à 1977) aide à cheminer dans cette voie, mais une influence un peu forte a bien souvent étouffé un caractère mal trempé. Tel n’est pas le cas ici. C’est ainsi que nous pouvons déceler certains partis pris, qui sont autant de règles du jeu (du je ?): panneaux généralement de format moyen (75x75, 60x60, 80x80, au plus 70x100). Ces formats «modestes», maniables, pratiques, engendrent une certaine vision unitaire: chaque oeuvre est, en gros, égale à la précédente, à la suivante, sans hiatus. A cette proximité de formats s’ajoute la simplicité du propos, qui se situe dans les deux dimensions, sauf pour les travaux de 1985 (tétraèdres) et 1987 (cubes). En effet, ce qui m’a frappé (et c’est là le second parti pris) c’est une volonté de rester à la surface du plan pictural, du panneau, et en même temps d’introduire une discontinuité dans cette surface même, sans pour autant reprendre les problèmes de l’espace tridimensionnel ou de la couleur. La solution adoptée ici (il en existe bien d’autres chez .Aubertin, G.Uecker ou I.Piceli par exemple) est celle de l’insertion. Celle-ci n’est pas le collage, qui, dans la surface du plan, introduit un espace intermédiaire ainsi qu’une fausse-vraie allusion (ou symbole, ou signe) à la réalité. Pourtant, le départ pourrait être étrangement proche: des faux clous chez Braque au début de 1910, des fausses empreintes de «chevilles» tracées à l’encre de chine chez René Barreau en 1973. Ce dernier abandonnera ce faux semblant pour se consacrer, dès l’année suivante, à des traces réelles, réalisées avec un tournevis cruciforme, puis à l’affirmation du moyen: agrafes (1975), pointes, clous, chevilles (1990). Cette volonté de souligner la matérialité de la technique employée s’accompagne d’une sorte de refus parallèle de la privilégier. La répétition, sans ordre apparent, le rythme final qui émerge, les lignes, les courbes à peine naissantes, déjà contredites, le jeu même entre le fond du support et la saturation voulue des inserts produisent une étrange fascination qui nous incite à regarder l’oeuvre tantôt de près, tantôt de loin, et à nous suggérer que celle-ci n’est, finalement, qu’un élément, une citation ou même un morceau d’une autre oeuvre (ainsi les arrachements de «Gangrène» - 1990) beaucoup plus vaste, beaucoup plus enveloppante. En effet, une étrange opposition se dessine entre l’arbitraire (mais non hasardeuse) disposition des clous, des pointes, la volonté de «presque saturation» et la stricte mesure de son support.On devine que le propos peut se développer sans fin, nous «absorber», comme si nous étions sous une voute étoilée. Mais de la dispersion-même naît une respiration, un ordre (souvenir de l’atomisme de Lucrèce ?) même confus ou potentiel, dont les espacements réguliers et la limite du support sont déjà les premières marques. En 1985-1987, une rupture est introduite par des «Tétraèdres» magnétiques, puis par le «Cube»: volumes divisés par une section arbitraire, et disposés sur un mur, émergence ou disparition progressive ? Précédemment, les oeuvres se situaient dans une relative bidimensionnalité. A présent, la troisième dimension s’affirme mais paradoxalement la disposition des volumes sur un support est libre: espacement,  composition,  distance, lumière ne sont pas déterminés à jamais

par l’artiste, et donc relèvent d’un certain arbitraire que contrebalance la définition précise des volumes eux-mêmes. Quelques mois plus tard en 1990, René Barreau retrouve ses panneaux de contreplaqué (non peints à présent), dans lesquels sont fixées des chevilles d’acier. Si nous retrouvons le propos qui précède les «Tétraèdres» et  le «Cube», pourtant une différence essentielle apparaît. Auparavant, nous avions un support indéterminé, d’une neutralité voulue, élaborée par le blanc ou le noir (de façon à éviter les interférences et les séductions chromatiques, une forme du «divertissement pascalien»). A présent, le contreplaqué est nu, de façon à démontrer sa propre existence par rapport à la matérialité des chevilles, dont seul l’espacement varie d’oeuvre en oeuvre. Maintenant, l’oeil ne passe plus simplement de clou en clou, de pointe en pointe, il s’attarde aussi sur les lignes, la trame, les différents tons du bois qui s’opposent à l’apparent arbitraire des pointes. L’espace se creuse, devient mouvant, incertain. Nous passons de l’idéel au non-figuratif, de l’immatériel au concret. Un pas supplémentaire est franchi en 1991 quand René Barreau choisit pour support une feuille de papier japon, des plaques de polystyrène, d’aluminium, d’aggloméré, de liège, de matériau isolant, ou de «fibralith». Le principe est toujours le même (et se poursuit actuellement). Répétition d’un tracé, d’une marque sur un support neutre, inerte, à priori dépourvu d’attrait esthétique: tâche de gouache, goutte de colle à bois, découpage et restitution (en diptyque positif-négatif), épargne sur un fond blanc, où à l’inverse, choix d’un élément peint en blanc (ou exceptionnellement en vert, clin d’oeil ironique au bois ?). Nous retrouvons ici, mais d’une façon plus diversifié, cette régularité du geste (dont Toroni à fourni d’autres exemples), cette répétition qui engendre un rythme, un dynamisme qui pourrait s’étendre au-delà du support, qui refuse toute composition préétablie, qui ne privilégie pas une partie de l’oeuvre mais qui simplement démontre une sorte d’agrandissement fascinant du mouvement moléculaire, un chaos ordonné. Cette dialectique - ordre naturel intervention discrète de l’artiste - s’est aussi traduite en sculptures, en 1992. Lors d’une installation au Prieuré des Nobis, à Montreuil-Bellay, une section de cube, en bois crépis, surgissait (ou s’enfonçait ?) dans un carré de pelouse naturelle, dans une salle du bâtiment. Reprenant ses volumes de 1987, René Barreau a réussi à synthétiser sa problématique, a condenser les divers éléments constitutifs de ses travaux : lignes et volumes nets, utilisation d’un élément extérieur non travaillé, dans un lieu, ou un support donné. Avec cette différence que ce cube - une des structures fondamentales de l’univers, selon Platon - peut être aussi interprété comme un de ces inserts (séparé des autres et délibérément agrandi), clous, pointes, agrafes, chevilles que l’on a déjà maintes fois rencontrées. C’est dire combien les notions de monumentalité d’extension, ne sont pas étrangères aux oeuvres de René Barreau. Ce dernier, on l’a dit, n’a pas une production énorme. Ses travaux sont encore un peu confidentiels, ils ne se veulent pas «préoccupation» mais au contraire entendent conserver un aspect pudique (et quoi de plus sérieux qu’un jeu ?), car outre les qualités plastiques qu’ils possèdent, et que j’ai essayé de souligner, il est une dimension qui me plait, et apporte un «parfum» rare: l’humour, la distance, le détachement serein envers l’art dans sa gestation, dans sa réalisation, la volonté de ne pas trop se prendre au sérieux, d’organiser discrètement l’aléatoire, en restant fidèle à des principes réduits au strict minimum, la recherche de la régularité (peut on dire «système» ?), qui n’est jamais inerte ni indigence, ni ordre immuable, ni agitation frénétique. René Barreau, par ses interventions minimalistes, 

et avec un fin sourire, n’est il pas en train de retrouver de nouveaux rythmes, un nouvelle respiration du monde ?

 

Bernard Fauchille - Conservateur des Musées de Cholet